Grand reportage

Les défis de la mobilité électrique

Face à l’urgence climatique, il est indispensable de décarboner le secteur des transports.
Si l’électrification de la mobilité est une piste prometteuse pour y parvenir, elle implique toutefois de relever plusieurs challenges.

Zéro émission nette. Voilà ce à quoi s’est engagée la Suisse à l’horizon 2050. Un objectif de neutralité climatique qui, pour être atteint, doit mettre tous les secteurs à contribution. À commencer par celui des transports, responsable à lui seul de plus du tiers des émissions de CO2 dans notre pays (hors trafic aérien). Dans ce domaine, c’est la voiture qui mène toujours la course en tête dans nos habitudes de déplacement, représentant près des deux tiers des kilomètres parcourus chaque année sur le territoire national. La décarbonation rapide de la mobilité individuelle constitue ainsi un levier important pour tenir nos engagements en faveur du climat.

Bien sûr, tout le monde s’accorde à dire que les déplacements les moins polluants sont effectués à pied ou à vélo. De même, privilégier les transports publics, spécialement le train, contribue à réduire significativement les émissions de CO2. Il est toutefois difficile – voire impossible – pour nombre d’entre nous de se passer totalement de la voiture. Troquer son véhicule thermique contre un modèle électrique apparaît ainsi comme la solution la plus simple en faveur d’une mobilité plus durable (lire l’interview de Sébastien Munafò). La démarche figure d’ailleurs en bonne place dans le Green Deal européen ; celui-ci prévoit notamment la fin de la commercialisation de voitures thermiques neuves en 2035. Une décision impactant indirectement la Suisse, qui doit elle aussi encourager le déploiement de modes de propulsion électrique et le développement d’un réseau de bornes de recharge.

Une feuille de route ambitieuse

Le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) a ainsi initié en 2018 une feuille de route pour la mobilité électrique. Simple déclaration d’intention sans caractère contraignant, elle est le fruit du travail collectif de plus de 50 organisations, entreprises et représentants de la Confédération, des cantons et des communes s’efforçant de « faire avancer la mobilité électrique par l’adoption de mesures dans leur sphère d’influence ». La première étape avait notamment pour objectif d’augmenter la part de véhicules dits rechargeables (c’est-à-dire 100% électriques ou hybrides rechargeables) pour atteindre 15% des nouvelles immatriculations en 2022. La deuxième étape définit de nouveaux objectifs pour 2025, parmi lesquels porter la part de ces véhicules à 50% des nouvelles immatriculations, et le nombre de bornes de recharge accessibles à tous à 20 000.

Où en est-on ? Selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique (OFS), 30% des voitures neuves étaient équipées d’une prise en 2023, parmi lesquelles 21% de véhicules 100% électriques. Une part qui permet à la Suisse de se classer 8e en Europe en la matière, bien loin toutefois derrière la Norvège, qui affichait 82% de voitures électriques parmi les voitures neuves l’année dernière ! D’autant qu’après plusieurs années de croissance, les ventes de nouveaux véhicules électriques et hybrides rechargeables n’ont pas augmenté en Suisse au cours du premier semestre 2024. « Les gens passionnés par l’électromobilité ont acheté une voiture électrique, mais il s’agit maintenant d’atteindre le grand public », expliquait Peter Grünenfelder, président d’auto-suisse – la faîtière des importateurs –, dans le 19h30 de la RTS au mois de mai dernier. Une autre explication réside peut-être aussi dans la fiscalité. Exonérées d’impôt automobile depuis 25 ans, les voitures de tourisme électriques sont en effet assujetties à une taxe de 4% depuis le 1er janvier 2024. Comme pour les véhicules thermiques, celle-ci est prélevée sur le prix d’importation. « C’est un mauvais signal qui s’ajoute au rejet par Berne de tout programme de subvention de l’infrastructure de recharge dans la révision de la loi sur le CO2, ou encore à l’absence de subventions fédérales pour l’achat de véhicules électriques », déplore Geoffrey Orlando, responsable Suisse romande de l’association Swiss eMobility.

Des prises pour tout le monde ?

Pour sensibiliser la population, l’OFEN a lancé le site Soyezaucourant.ch ; une mine d’informations pour celles et ceux qui ne sont pas encore prêts à sauter le pas. Nerf de la guerre, l’aspect économique figure évidemment parmi les sujets abordés. On confirme ainsi que les véhicules électriques sont plus chers à l’achat que les modèles thermiques, mais qu’ils se démarquent par des coûts d’utilisation moins élevés sur le long terme, en ce qui concerne tant leur consommation que leur entretien. Quant à l’écobilan, si la fabrication de la batterie consomme une quantité de ressources importante, il demeure toutefois meilleur que celui des véhicules thermiques sur l’ensemble du cycle de vie, élimination incluse – pour autant, évidemment, que l’électricité utilisée pour la recharge provienne d’une source non fossile. 

Selon un sondage réalisé en 2023 par le TCS, l’hésitation ou le refus d’abandonner la motorisation thermique ne semble cependant pas avoir pour cause principale les voitures elles-mêmes, mais l’infrastructure de recharge. Ainsi, 65% des personnes interrogées ont affirmé avoir renoncé à acheter un véhicule électrique en raison de l’absence de borne à leur domicile. Offrir à tous la possibilité d’accéder à une prise : il est là le vrai enjeu en Suisse, où près de deux ménages sur trois occupent un logement en location ou en PPE ! Geoffrey Orlando confirme : « Ce sont surtout les propriétaires ayant accès à une borne de recharge privée qui ont acquis une voiture électrique. » Et de relever que le réseau public, pourtant déjà bien développé dans notre pays, ne suffit pas. C’est d’ailleurs pour aider les « sans borne fixe » que le conseiller national Jürg Grossen, également président de l’association Swiss eMobility, a déposé la motion « Recharge des voitures électriques dans les immeubles d’habitation » en juin dernier. Accueillie favorablement, elle doit encore passer la rampe du Conseil des États. « C’est une première étape vers un « droit à la prise », tel que reconnu dans plusieurs pays européens, parmi lesquels tous nos voisins les plus proches », se félicite le responsable Suisse romande de l’association.

Renforcer les réseaux

Pour couvrir les besoins en 2035, l’OFEN estime que 84 000 bornes de recharge en libre accès devront être installées (soit huit fois plus qu’aujourd’hui), ainsi que 2 millions de bornes de recharge privées. Cette électricité, il va évidemment falloir la produire, et ce de la manière la plus renouvelable et indigène – voire locale – possible. Mais l’électrification de la mobilité soulève aussi de façon de plus en plus pressante la question du renforcement et de la modernisation des réseaux de transport et de distribution d’électricité. Car en l’état actuel des choses, ces infrastructures ne sont pas capables de répondre à ce type de demande. « La recharge simultanée de centaines de milliers de véhicules électriques nécessite une grande puissance, et les réseaux électriques n’ont pas été conçus de cette manière », résument les experts du domaine.

En parallèle, le développement massif des énergies renouvelables décentralisées – en particulier les installations photovoltaïques – menace l’équilibre des réseaux, qui ne sont pas prêts à assimiler cette nouvelle production. Il est ainsi urgent de prendre des mesures non seulement pour redimensionner les réseaux, mais aussi pour trouver des capacités de stockage afin de réguler l’injection et le soutirage de courant.

Vers davantage de flexibilité

La flexibilité est effectivement une piste très intéressante pour ne pas agir uniquement sur le renforcement des réseaux – dont les coûts sont, rappelons-le, directement facturés au client final par le GRD (gestionnaire de réseau de distribution), via la facture d’électricité. En ce sens, l’électromobilité peut permettre de définir un nouveau modèle, plus favorable au consommateur. Les batteries des véhicules électriques pourraient ainsi être utilisées comme unités de stockage tampon du surplus de courant d’origine renouvelable ; les clients seraient alors rémunérés pour l’utilisation par le GRD de leurs batteries lorsque les véhicules sont parqués et branchés sur le réseau. Partant, ce modèle permettrait de compenser les fluctuations d’électricité provenant des sources intermittentes de production d’énergie (solaire, éolien, etc.). Même si elles ne sont pas encore tout à fait mûres, ces solutions de recharge dite « bidirectionnelle » augurent donc déjà d’opportunités pour une gestion intelligente des réseaux (smart grids), indispensable dans le cadre général de la transition énergétique.

Il s’agira également d’inciter les propriétaires de véhicules électriques à adapter leurs comportements ; ou comment éviter que tout le monde ne recharge son véhicule en même temps (la nuit, à la maison, notamment). Selon les experts, la tarification dynamique, prévue dans la loi sur l’électricité acceptée au mois de juin, est l’un des outils à disposition pour réguler le soutirage d’électricité. Pour faire simple, plus il y aura de demande, plus le prix du kilowattheure sera élevé, ce qui devrait permettre d’inciter les consommateurs à différer la charge de leur voiture à une période plus « creuse ».

Pour l’heure, le boom annoncé de l’électromobilité va donc donner du grain à moudre aux gestionnaires de réseaux de transport et de distribution. Mais celle-ci devrait aussi, à terme, jouer un rôle clé dans la stabilisation des réseaux. Affaire à suivre…

La mobilité en chiffres

La part des sources fossiles dans les transports

36%

La part des voitures de tourisme dans les émissions de CO2 liées aux transports

93%

La part des voitures de tourisme dans les émissions de CO2 liées aux transports

72%

La part actuelle des voitures 100% électriques sur le total des voitures immatriculées

4%

Le nombre de véhicules rechargeables en circulation en 2035 selon les prévisions de l’OFEN (250 000 aujourd’hui)

2.8millions