Grand reportage

Préserver l’or bleu

En Suisse, l’eau coule toujours à flots. Mais depuis quelques années, le château d’eau de l’Europe tremble sous les coups de boutoir du changement climatique. Si la source n’est pas près de tarir, il est toutefois nécessaire de la protéger pour relever les défis qui nous attendent.

préserver l’or bleu

« À Grimisuat, il n’y aura pas plus de 5000 habitants », rapportait « Le Temps » dans un article paru en mars dernier. La raison de ce numerus clausus ? Le manque d’eau. Car c’est bien la disponibilité moindre de cette ressource qui a poussé les autorités communales à limiter la croissance de sa population. Une mesure inédite en Suisse, et qui surprend d’autant plus dans un pays qu’il est courant d’appeler le château d’eau de l’Europe. Sous pression dans de nombreuses régions du monde, l’or bleu serait-il menacé aussi chez nous ?

Selon les résultats d’un projet de recherche sur l’avenir de l’eau en Suisse, chapeauté par l’Office fédéral de l’environnement (OFEV), le bilan hydrique se modifie profondément et l’eau peut en effet se raréfier selon les régions et les saisons. En cause, le changement climatique entraînant une hausse des températures qui favorise la fonte des glaciers et l’évaporation, deux facteurs influençant eux-mêmes les réserves naturelles en eau, en particulier dans les régions alpines. Soumise à une urbanisation croissante, la Suisse fait également face depuis quelques années à des épisodes de sécheresse de plus en plus marqués. D’où la nécessité de plancher dès à présent sur des solutions pour préserver cette ressource précieuse et anticiper les manières de gérer efficacement les pénuries et les conflits d’usage susceptibles d’en découler.

Laurent Horvath

Quand l’eau est abondante, elle est invisible. On ne perçoit son importance que lorsqu’elle vient à manquer.

Un problème mondial

Variations importantes des débits, pénuries estivales : les changements sur le cycle de l’eau ont en effet forcément des conséquences majeures sur les activités humaines et sur la biodiversité. Selon les experts, les pénuries d’eau en Suisse ne devraient toutefois pas être généralisées, mais surviendront surtout à certaines périodes, dans certaines régions – principalement en été, dans les zones à forte exploitation agricole. En 2022 déjà, au cœur d’un été particulièrement sec, une station de pompage provisoire était ainsi exploitée dans le Jura vaudois pour approvisionner les troupeaux en eau, tandis que des hélicoptères ravitaillaient plusieurs fois par semaine certains alpages du Pays-d’Enhaut.

En comparaison des pays du sud de l’Europe, nous ne sommes pourtant pas trop mal lotis ! Au-delà de nos frontières, avant même la fin de cet hiver, le manque d’eau a notamment incité la région de l’Algarve, au Portugal, à instaurer des coupures d’eau de l’ordre de 25% dans l’agriculture. En Catalogne, la multiplication des épisodes de sécheresse fait craindre le pire pour la production viticole et la prochaine saison touristique. Et que dire de la situation dans le monde ? Selon un récent rapport de l’ONU, près de la moitié de l’humanité est confrontée à de graves pénuries d’eau pendant au moins une partie de l’année, et un quart de la population mondiale est exposée à des niveaux extrêmement élevés de stress hydrique.

De l’eau pour quoi faire ?

En Suisse, l’eau coule encore de source, et nous l’utilisons en grande quantité, pour de nombreuses applications : approvisionnement en eau potable, irrigation des cultures, industrie, force hydraulique, tourisme, etc. Près de la moitié de la consommation totale d’eau potable (autrement dit « du robinet ») est imputable aux activités domestiques, ce qui représente 142 litres par jour et par personne – dont un peu plus de 28% rien que pour les chasses d’eau ! Et si, avec 931 millions de mètres cubes en 2022, la consommation d’eau potable a reculé de 20% depuis 1990, la Suisse demeure malgré tout dans le peloton de tête européen de la consommation quotidienne par personne.

Nous ne disposons par ailleurs que de très peu de visibilité sur les quantités d’eau captées hors réseau de distribution. On estime en effet que la moitié de l’eau utilisée en Suisse est captée de manière privée, en particulier dans les domaines de l’agriculture et l’industrie. Mais très peu de cantons ont mis en place un système de mesure des quantités ainsi prélevées. Consciente de ce problème, la Confédération a notamment réaffirmé sa volonté de mettre à disposition des méthodes, évaluations et études sur les disponibilités en eau. En effet, pour cibler au plus juste les actions à mener afin de préserver la ressource, encore faut-il savoir précisément de quoi on parle ! Quant à la production hydroélectrique, si elle ne « consomme » pas l’eau à proprement parler, ses installations en constituent toutefois le premier poste de captage, ce qui soulève d’autres questions en lien avec la protection de la faune et de la flore aquatiques. Car l’eau, c’est la vie !

Confédération suisse

Les cours d’eau, les étendues d’eau et les eaux souterraines doivent être maintenus ou remis dans un état aussi naturel que possible.

De nombreux leviers d’action

Pour notre bien et celui de la biodiversité, il y a donc nécessité d’agir afin de réduire la pression sur les ressources en eau. Et cela peut commencer par des écogestes simples, que chacun d’entre nous peut appliquer au quotidien. Autre levier d’action, l’agriculture, qui doit adopter des méthodes d’irrigation plus efficientes, basées notamment sur des innovations technologiques ; idem pour le secteur industriel qui doit revoir ses processus gourmands en eau. Généraliser la réutilisation des eaux usées est une autre piste à explorer pour augmenter la disponibilité de la ressource, tout comme les possibilités de stockage, par exemple dans les aquifères. Relevons encore la nécessité de protéger l’eau (et les espèces qui en dépendent) contre les prélèvements excessifs ; en ce sens, la Confédération rappelle que, pour augmenter leur résilience, « les cours d’eau, les étendues d’eau et les eaux souterraines doivent être maintenus ou remis dans un état aussi naturel que possible ».

C’est sans doute aussi le dernier moment d’agir à la source du problème, en accélérant le déploiement des mesures permettant d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris – c’est-à-dire contenir le réchauffement mondial moyen en dessous de 2 °C par rapport à l’ère préindustrielle. Car protéger le climat, c’est aussi protéger l’eau ! À commencer par celle qui est stockée dans nos montagnes, sous forme de glace. Ainsi, le respect de ces objectifs permettrait encore de sauver 40% du volume actuel de nos glaciers à l’horizon 2100. Et s’ils disparaissaient totalement ? Selon les experts, il devrait en principe rester suffisamment d’eau dans les Alpes, les montagnes étant en effet un point d’attraction pour les précipitations. Mais quel que soit le cas de figure, il s’agit aussi de garantir une répartition durable de l’eau afin d’éviter les tensions entre ses différents usages.

Matthias Huss

Les glaciers suisses ont déjà perdu plus de la moitié de leurs glaces.

Prévenir les conflits d’intérêts

Et des tensions, il y en a déjà ! L’OFEV rappelle ainsi que, lors de la sécheresse de 2018, les centrales hydroélectriques ont dû réduire leur capacité et les agriculteurs n’étaient plus autorisés à pomper l’eau des rivières afin de préserver la faune piscicole. En Thurgovie, certains paysans désemparés se sont alors tournés vers des bornes d’incendie, occasionnant ainsi des problèmes sur le réseau d’eau potable, destinée en premier lieu à la consommation. On voit bien là comment la multifonctionnalité de l’eau peut générer des conflits d’utilisation quand elle vient à manquer. Faudra-t-il ainsi un jour choisir entre refroidir un serveur informatique ou arroser un champ ? Enneiger artificiellement une piste de ski ou remplir les piscines de la station ? Sans compter les problématiques transfrontalières : « Le Temps » rappelle qu’en 2023, la France a demandé 24 fois aux Services industriels de Genève d’ouvrir les vannes du barrage du Seujet, afin de libérer davantage d’eau du Rhône pour refroidir ses centrales nucléaires, alimenter ses installations hydroélectriques et irriguer ses cultures.

En précurseur, c’est justement pour répondre à de tels enjeux que le canton du Valais a adopté, il y a dix ans déjà, une Stratégie eau. Destinée à piloter et à coordonner la gestion de l’eau, elle impose notamment de prendre en compte tous ses usages, dans tout projet lié à son utilisation. Une gestion durable, qui repose notamment sur une véritable collaboration entre tous les acteurs gravitant autour de cette ressource.  « Nous devons passer d’une situation d’abondance, dans laquelle il y avait toujours assez d’eau pour tout et tout le monde, à une situation où l’on va parfois devoir en rationner l’approvisionnement », résume Laurent Horvath, nouvellement nommé délégué à l’eau du canton – une première en Suisse. Car même si, considérée dans son ensemble, la Suisse semble pouvoir compter encore longtemps sur ses ressources en eau, ici comme ailleurs, chacun doit faire sa part afin de préserver au mieux les nombreux intérêts en jeu autour de cet or bleu, plus précieux que jamais.

L’eau suisse en chiffres

Les réserves en eau en 2022 (lacs naturels et d’accumulation, glaciers, eaux souterraines)

341mia m3

La pluviométrie annuelle moyenne

1’400mm

La quantité d’eau potable consommée en 2022

931mio m3

La consommation d’eau potable par personne et par jour

300L

La longueur du réseau de conduites d’eau (plus de deux fois le tour de la Terre !)

94kkm

La part de l’eau potable provenant d’eaux souterraines (le solde est prélevé dans les lacs et rivières)

80%

Les glaciers, une source d’eau à préserver

Spécialiste des glaciers, Matthias Huss travaille au sein du groupe glaciologie à l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL) et à l’École polytechnique de Zurich. Nous lui avons demandé ce que la fonte des glaciers signifie pour la Suisse.

Matthias Huss

Sans protection du climat, tous les glaciers de Suisse devraient disparaître d’ici la fin du siècle. 

Quelle est la place des glaciers dans les réserves en eau ?

Ils sont très importants du point de vue hydrologique, notamment car ils stockent l’eau en hiver et pendant les années humides/froides, et la libèrent en été et pendant les années sèches/chaudes. Si les glaciers disparaissent, ce rôle de stockage fera défaut et, à certaines périodes, le risque de pénurie d’eau dans les grands fleuves sera nettement accru.

Où en sommes-nous dans le phénomène de fonte ?

La fonte a commencé il y a plus de 100 ans, mais s’est beaucoup accélérée, surtout ces dernières années. Les glaciers suisses ont déjà perdu plus de la moitié de leurs glaces. Sans protection du climat, tous les glaciers de Suisse devraient disparaître d’ici la fin du siècle. Les scénarios montrent clairement qu’une perte quasi totale des glaciers ne peut être évitée que par des mesures de protection climatique très fortes et rapides.

Y-a-t-il un point de bascule où le phénomène s’accélère ?

Il n’y a pas de point de bascule, au sens où la glace fond jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Mais si l’on considère l’eau qu’un glacier peut libérer, on trouve ce que l’on appelle un « pic d’eau ». Jusqu’à ce point, l’écoulement annuel augmente, car le glacier libère de plus en plus d’eau à mesure que les températures augmentent, et perd ainsi du volume. À un moment donné, il atteint une taille critique où l’écoulement diminue. Dans les Alpes, nous sommes à peu près à ce point de basculement. Cela signifie que, par le passé, les glaciers ont libéré une quantité d’eau supérieure à la moyenne. Les effets de la pénurie d’eau ont ainsi été largement masqués. En revanche, des effets négatifs devraient bientôt être visibles en période de sécheresse, car les petits glaciers ne pourront plus assumer leur rôle de fournisseur d’eau.

Finalement, nos ressources en eau sont-elles menacées par la fonte des glaciers ?

Dans les Alpes, même en cas de disparition des glaciers, il y aura en principe suffisamment d’eau. Les montagnes restent en effet un point d’attraction pour les précipitations. Toutefois, cette disparition signifie la perte de réservoirs d’eau, ce qui risque d’aggraver la situation à certaines périodes de l’année, notamment pendant les mois d’été chauds et secs, qui seront de plus en plus fréquents à l’avenir. Ce rôle de stockage pourrait être en partie assumé par des lacs de barrage, en tant que réservoirs artificiels.

Questions

à Laurent Horvath

« Monsieur eau » du canton du Valais

Laurent Horvath

Délégué à l’eau en Suisse

En poste depuis le 1er avril 2024, Laurent Horvath est délégué aux questions relatives à l’eau, une fonction jusqu’alors inédite en Suisse. Rattaché au Département de la mobilité, du territoire et de l’environnement, il est notamment chargé de mettre en œuvre la stratégie cantonale de l’eau.

Quel est votre rôle ?

Il s’inscrit dans le cadre de la Stratégie eau dont le canton s’est doté en 2014. En Valais, ce sont les communes qui sont en charge la gestion de l’eau (mis à part le Rhône), ce qui ne permet pas d’avoir une vue d’ensemble sur la ressource. Mon rôle consiste donc à assurer une bonne coordination entre tous ces acteurs, notamment en facilitant les échanges d’information, ou en examinant sur le plan stratégique tous les projets en lien avec l’eau dans le canton.

Pouvez-vous rappeler en quelques mots ce qu’est la Stratégie eau du Valais ?

Elle est destinée à piloter et à coordonner la gestion l’eau dans l’ensemble du canton. Pour ce faire, elle comporte trente-neuf mesures concrètes tenant compte des priorités suivantes : utilisation de l’eau comme eau potable ; protection de l’eau en tant que ressource et protection des hommes contre les dangers naturels liés à l’eau ; mise en valeur de l’eau dans la production d’électricité, l’agriculture, l’industrie, le tourisme, les biotopes et les paysages.

Laurent Horvath

Selon la loi, la distribution d’eau potable a priorité sur les autres usages.

Quel est l’état d’avancement de ces mesures ?

La moitié sont déjà largement avancées. C’est le cas par exemple du répertoriage des points d’eau potable du canton ou de la plateforme eau du canton. Certaines mesures sont également achevées, comme l’analyse du potentiel de rehaussement des barrages… et la nomination d’un délégué à l’eau !

La question des « conflits d’usage » est un point important de la Stratégie eau. De quoi s’agit-il ?

Nous devons passer d’une situation d’abondance, dans laquelle il y avait toujours assez d’eau pour tout et tout le monde, à une situation où l’on va parfois devoir en rationner l’approvisionnement. Selon la loi, la distribution d’eau potable a priorité sur les autres usages. On doit toutefois être capable de limiter les pics de consommation en luttant contre le gaspillage. On peut aussi limiter les pics en coordonnant les différents usages de l’eau. Par exemple, en hiver, produire de la neige artificielle avant que les touristes arrivent et augmentent la consommation d’eau dans les stations ; en été, accorder à tous les agriculteurs une quantité d’eau optimale afin d’éviter que certains épuisent les réserves au détriment d’autres.

Nos conseils pour économiser l’eau au quotidien

Dans la maison

Vérifier les équipements pour éviter les fuites d’eau

Prendre des douches (rapides) plutôt que des bains

Ne pas laisser couler le robinet lors du lavage des mains, des dents ou de la vaisselle

Installer des réducteurs de débits sur les robinets et pommeaux de douche

Attendre que le lave-vaisselle et le lave-linge soient pleins pour les faire fonctionner

Dans le jardin

Installer des récupérateurs d’eau de pluie

Arroser tôt le matin ou le soir

Ne pas tondre trop court et pailler au pied des plantes pour conserver l’humidité

Installer des réducteurs de débits sur les robinets et pommeaux de douche